
Poésies Jean-Luc OTT
ALORS QU'AUJOURD'HUI LA GUERRE
« En aucune partie du monde je ne peux m’établir…
je vins au monde retour d’époques trop vécues
jouir d’un instant seul de vie initiale
Je cherche un pays innocent ».
Giuseppe UNGARETTI
1.
J’offre la grande surface des champs
la pureté d’un ciel à peine sorti de l’hiver
la fuite des bouleaux et des peupliers qu’orchestre
un vent à travers leurs longues tiges musicales
De cela rien ne résiste
à la volonté d’un seul
Et dire que tout a été mémorisé imprimé
comme la patte d’un animal pressé
Déjà qu’il était venu parlant notre langue
(enfin presque notre langue) dégeler les âmes
restées vivantes : s’en souvenir
s’en émouvoir enfin s’en dépêtrer
Il tombe des flocons gros comme des yeux ébahis
Là dans les prémices du nouveau monde
ces petits corps chauds comme des chiots fidèles
à leur sang je les couve de mes mains
je les défends les conserve
je ne peux donner ce qui ne m’appartient pas
J’offre la grande surface des champs
la pureté d’un ciel à peine sorti de l’hiver
la fuite des bouleaux et des peupliers qu’orchestre
le vent de cela rien ne résiste
à la volonté d’un seul.
2.
Un sac noir se gonfle dans le vent
puis expulse l’air dans un vagissement sec
la branche qui le retient n’a pas encore de feuille
Eux veulent s’étendre comme des racines
qui cherchent de la terre meuble
fertile quel qu’en soit le prix
Personne ne sait plus comment ça fonctionne
pourtant chaque chose décomposée
répond à toutes les normes requises
Il y a des siècles que l’on écrit des choses indestructibles
sur ce qu’il y a de moins volontaire en l’homme
sur sa veulerie son excroissance
Là-bas les machines duraient longtemps
les natures étaient lentes et prenaient leur temps
pour s’adapter au temps
Ici rien ne dure jamais même la parole prononcée
ne répond à la paix durable
Je n’ai pas voulu
je n’ai pas pu te dire ma vérité
je n’ai pas voulu l’écrire non plus
pourtant chaque jour m’attache à toi
cette parole impuissante.
3.
Ce que j’ai aimé est trop fort
pour être limité dans le temps
Le verger en fleurs avec les pommiers et les vieilles poires
l’herbe grasse les mottes fraîches dans ce printemps
ma terre radieuse jusqu’à l’horizon
S’il fallait partir le chat dans les bras
laissant à d’autres l’odeur forte de la terre
je ne saurais pas où trouver refuge
Car de refuge il n’y en aurait pas
pour contenir ce que j’aurais à dire
Ce que j’ai aimé est trop lourd pour être emporté
et s’abîmerait dans le piétinement de l’exil
Comment peut-on imaginer cela ?
Ou ne plus rien voir d’une ville qui a été ?
C’est comme lorsque tu partis t-shirt relevé poitrine nue
Il y avait encore tout ce que tu représentes
l’épaisseur de la matière l’ourlet pour plus tard
et pourtant rien de visible hormis le ciel blanc
et le bruit absolu du vide
Qu’est-ce que tu en savais de mon amour ?
qu’est-ce que tu en sauras de ma haine ?
4.
Il faut penser à tout et donner sa chance
à chacun pour qu’il se sente
impliqué dans la parole universelle
Il n’y a jamais eu que l’amour
qui donne la lumière à la peau
qui fait que je résonne en lui et emplit
ma solitude de toutes les voix aimées
du vent dans les feuilles au ronronnement
de la tendresse même de ta voix
devenue le silence de ce vent
Le temps s’est arrêté
à des instants que j’ai connus qui tous
rassemblés me désignent
le temps s’est arrêté et le monde peut bien aller à sa perte
je n’ai de toute façon aucune puissance
ni le pouvoir de dire une chose qui ne se recouvre
aussitôt de poussière comme si j’étais
le désert lui-même jaune et sec le désert
des silences rassemblés
Je n’entends rien puis je me désespère d’entendre
Prendre les armes ?
Mais pour quels combats ? il y en a tant qui menacent
la chair des hommes et le monde vivant
Alors que nous avons partagé le même sort la même famine
le même exil je pensais qu’il n’était pas besoin
d’une autre fraternité et faire comme si
comme si j’étais un autre sans mémoire
Mais c’est impossible je croule sous la mémoire
blizzard obstiné elle était déjà pleine
avant qu’il m’incombe de la nourrir encore
et je peine à m’en défaire
pour exister dans le commun de la vie
Cette vie me regarde me tente me parle de sa voix douce
Je veux faire avec mes doigts quelque chose qui m’apaise
Je veux faire de mes mains les outils de l’apaisement
de penser me fatigue trop et faire la paix dans ma tête
Ta parole est libre je le devine
une fois que tu es parmi les choses leur égal
leur confident et cette patience à être
parmi les hommes.
5.
Tu me réveilles
les oiseaux s’égosillent là-bas invisibles dans les branches
Tu respires dans mes mains un tel bonheur
que constater ne suffit plus il faut le vivre et le toucher
au jour le jour pour le croire quitte à se dissimuler
quitte à glisser entre les lumières immaculées
comme on se jurait fidélité devant l’incertitude
« La mémoire a caché tant de mal »* et tu voudrais
me dire encore que tu ne sais pas
que tu ne veux pas savoir que tu veux être seulement
animé de la vie comme le vent tourbillonne dans les arbres
comme l’oiseau aux autres est absent
Moi dans le silence des mots je partage tout
pour répondre à ta joie de mille façons
dans la transparence de l’âme dans les formes
que tu entends me donner et qui me sont promesses
je te donne les rennes en troupeau et leur souffle blanc
d’obole et leur laine d’hiver qui m’entoure
comme un manteau
Laisse-moi croire encore.
* Varlam CHALAMOV
6.
On balaie tout depuis l’Est en grand vent
la moindre feuille est mise à genoux
comme mille existences de boucherie
les inaudibles langues causent
à de défaillantes mémoires
Qu’est-ce qui avance ? Qu’est-ce qui recule
en nous comme autant de renoncements ?
Inutile de faire des enfants s’ils ne savent
pas se battre s’ils ne savent pas l’histoire
Nous avons enlevé tout espoir à la mort
Demain qu’adviendra-t-il de ma terre
qui a un nom bien à elle qui est un mirage
de lumière au soleil et sous la pluie
Nous aurions dû y demeurer et croyions
pouvoir le faire toujours
Mais les enfants vont partir en pays ennemi
butin ravi manne puisée indescriptible
L’homme et ses décombres je ne peux
tout simplement pas les dire
7.
Terre noire pays amer quand on approche
des terres en bordure du monde
cessent les valeurs communément admises
Ici les bois les êtres et les étendues silencieuses
ne répondent plus à la loi du jour
Ici le monde est bouleversé par de magnifiques
hordes rouges
Le temps en un temps court est revenu à l’absence
de paix au ravage de tout ce qui fait un paysage apaisé
La vie est en suspens : arbres herbes larves et eaux
retiennent leur souffle et font le dos rond des pierres
Qu’y a t-il encore à conquérir ?
Ici on atteint autre chose le cliquetis de vieux
empires l’étiolement des hommes Ici on atteint
l’anachronique douleur la survivance d’espèces
qu’on aimerait oublier
La marche est lente comme arrêtée s’installe
dans des trous ce qui n’est même pas une conquête
un avenir souterrain ou un engouffrement
Ensevelie-là s’ouvre un éventail de possibilités dont
mourir est certainement la plus honorable d’entre toutes.
8.
La mainmise du grand frère juste au moment
où brille le nouveau soleil de mars
quand les champs de blé étaient ensemencés
De quel droit sa main caresse-t-elle mon dos ?
Je ne sais rien des forces de l’amour
mais je sais que je n’ai pas consenti à ce retour
d’hiver à ce coup de semonce
Maintenant je suis défait par la noirceur des labours
Il y a peu de jouissance sans avoir souffert avant
et si la terre est si noire c’est qu’elle sait de qui tenir
même si elle n’a plus cette charnelle ambition
de nous torturer elle nous retient encore
jusque dans notre rage
Terres eaux ponts et villes balayés par les bombes
Que me veux-tu ?
Veux-tu que je me couche ici dans les blés encore verts ?
Que je te récite la litanie des soumissions comme nos pères
ou que je scande ta venue comme on appelle
sur soi les pluies de juin ?
9.
Il y a forcément un terme pour cela
l’avenir suspendu à la parole des armes
à la passion de la mort
Cette vie incompatible avec le regard des bêtes
avec le nom que l’on donne à chaque chose
à chaque être pour qu’il se distingue du néant
Par la fenêtre je vois le vent tordre la silhouette
des arbres rompre la paix des feuilles
chacun connaît un moment son propre exil
Les choses simples n’ont pas besoin d’être expliquées
elles sont vraies en toute circonstance
du simple fait qu’elles existent
et tout donner au présent dans un acte d’amour
fournaise sueur par peur de l’abîme
Quel combat mènent les hommes ?
Je n’entends rien à cela
je suis trop englué dans le sol
de l’amour pour m’élever.
10.
Le courage de s’adresser à eux sans bégayer
prendre en compte la distance non pas la langue
car à cette distance aucune parole ne saurait être
échangée même d’une même langue
ni aucune entente possible se tisser
tant l’incompréhension est immense
Des mois de combats avilissent l’esprit épaississent
le corps fomenté par le suc aigre de la peur
même s’il est jeune et svelte comme un chevreuil
L’instant est beau suspendu comme est beau l’œil
de l’animal traqué comme est belle et sensuelle
cette pomme d’Adam qui monte et descend
L’œil là-bas n’a pas de regard mais vise juste
Le courage insensé d’appeler à soi la mort
malgré l’épuisement des sens malgré la jeunesse
malgré cette rage de vivre qui déglutit
Cette vie toute petite mouche jaillie vole
un instant dans ce printemps qui s’amorce
siffle comme une balle pourquoi plus rapide
qu’un arbre qui se couche ?
12.
Je suis toujours dans l’après
puisque le présent m’expulse
comme l’huile avec l’eau
après l’amour je revis la chute d’eau
jusqu’au très sec
jusqu’à la véracité de l’abandon
alors même qu’il s’agit de trouver refuge
ici au présent
dans l’espace dédié à l’exil
Demain c’est autre chose
onduleux à ce stade
je vais je viens me cogne « je cherche un pays innocent »
Demain est assoiffé les pattes longues
de l’échassier mordues par la poussière
Sur l’impossible manière je disserte
que puis-je te dire que tu ne saches déjà ?
Tu n’es pas là Tu n’es jamais là
Ce lieu est inhabité ou comme introuvable
alors que m’importe que tu sois à moi
dans l’éternité de ma peine
Ici au présent nous ne serons rien
ici est le temps arrêté de la guerre.
13.
J’ai tout perdu ton visage
ta silhouette tes mots
Les hauts arbres bruns ne sont qu’une idée
verticale dense et vertigineuse
Le soleil est loin si bas qu’on pourrait
le croire penché sur un lieu enfoui
et silencieux de marécage d’eau
qui fait scintiller les terres
Inutile de marcher encore
J’avance mentalement dans la retraite
où je sais pouvoir me libérer de la pensée
sortir de l’effort de mémoire et Etre
et tu m’aides encore
nébuleux toi-même dans ta nudité
flasque pour me dépouiller des êtres
qui m’ensevelissent de leur poids mort.
15.
On se sent toujours plus entré quelque part
dans le giron d’une quiétude faite d’isolement
qui protège ce qu’on a été
entré dans le temps statique
d’une photo prise quelque part
On se sent toujours comme un adolescent
inscrit dans la pesanteur aérienne
où la puissance du cheval la beauté de l’oiseau
se concentrent le temps d’un incendie
La mémoire de celui-ci
La mémoire installée en nous par le feu
et comprendre ça
prendre le temps de comprendre
que ça ne peut plus être pour soi
Pardon de dire que cette déchirure-là
s’inscrit en nous comme la griffe
de l’abandon.
16.
Au bout de l’étang de l’autre côté – terre
gravier à perte de vue des pas résonnent
résonnent encore parce que je les entends
parfaitement comme cette eau
qui tambourine sur la vitre oblique
Pourtant tu te tiens immobile
parfaitement absent
Le corps est une illusion à qui l’on cède
Il n’y a pas de mérite à aimer
Quand il en allait autrement
quand il s’agissait de la chair autrement
réelle les choses étaient plus compliquées
Qu’est-ce qui fait que l’on parvient à ses fins ?
Qu’est-ce qui fait que l’on est fidèle à ce point
à une espérance dont on n’est même pas sûr
qu’elle nous mène quelque part ?
Qu’est-ce qui fait que je te parle encore
alors que l’histoire a dévoré le présent
de sa bouche définitive alors que je sais très bien
ce que je cherche et ne trouve pas
Toi tu ne te laisses pas trouver tu es
cette esquisse dont je reconnaîtrai le trait
quand bien même tu n’aurais existé qu’en illusion.
17.
Il n’y a rien que je puisse te dire que tu ne saches déjà
que tu ne devines
par les images devenues floues par le feu de la guerre
à travers ce qui n’est plus tout à fait
le monde que j’ai connu
Odessa l’ensoleillée les cerises noires
le sang sucré dans tes mains
Je ne sais pas agir vite
mon temps est trop long
non pas pour comprendre que rien
ne sera plus comme avant
mais pour te retrouver ré-incluse ressourcée
dans la solitude aisée d’avant
quand palpitaient les heures insouciantes
sous les pales blanches des mouettes rieuses
Le gris de la saison dilue tout dans sa chair
humide un chien qui boite ne cherche pas
l’attention pourtant il parle
Un moment encore tu captures en toi
toutes les beautés et tu me les présentes
à moi devenu soudain ta mémoire.
18.
Les choses reviendront à leur forme un jour
le greffon à sa plante d’origine
il n’y a pas de raison que la violence gagne
que le coup de force réussisse
Comme tout le monde j’ai besoin qu’on me rassure
il n’y a de véritable paix qu’à l’intérieur de soi
mais quand le froid pénètre la chair et qu’il s’installe
dans l’ossature creuse sifflant haut de ses lèvres bleues
je deviens fragile pour les tâches à venir et cassant
comme le verre le moins épais
J’essaie de combattre de mes mains mais comment
s’improvise-t-on ?
Je cherche les lois du monde juste ou les lois
justes du monde
et ne découvre rien de neuf dans le cœur de l’homme
Je crois être seul à imaginer cela mais derrière chaque
fenêtre encore fermée derrière le sombre reflet de
l’intérieur je sais qu’on regarde encore
couler le soleil à l’horizon.
19.
Ce n’est plus un secret ce transfuge
mais une parole qui prend corps
c’est en moi que je l’ai trouvée pleine de vive patience
muette comme si le temps n’avait pas existé
comme s’il n’était qu’une parenthèse
Il faut traverser ce champ ce n’est rien
mais c’est renoncer à tout
J’épelle le nom de chaque chose pour
que je me souvienne bien de l’au-delà
la maison l’animal sa langue familière
le prunellier en blancheur
Ton regard un horizon qu’on n’épelle pas
puisqu’il ne vient pas à nous
Le champ qu’il faut traverser et laisser là
la mémoire brûler ses derniers fusibles
La terre est collante et les blés un souvenir
Je crois être jeune et plein d’allant
marchant sur une jetée qui fendrait la mer
mais mon corps est lourd des heures d’attente
des pluies tombées des mots qui n’ont pas
pris leur envol ou qui n’ont plus cours.
20.
Quand je t’ai connu
tu étais déjà devenu ce cygne
douci par le mouvement
Le mouvement naît de la vie
se développe sans cesse comme la feuille
se dénoue avec la première pluie
dans une déconstruction lente
comme le sable meuble est la rognure du rocher
La mort est encore un mouvement
qui s’alimente de néant et s’éparpille
de vertiges en migrations comme de
minuscules billes que rien n’arrête
J’étais là au bon moment
en vérité un sédiment venu pour te croiser
dans l’espace-temps qui nous rend
visible l’un à l’autre
Mais perdre la mémoire ? A quel instant
s’opère la cambrure vers l’indivisible
vers ce qui ne fait plus qu’un
vers ce qui ne peut plus trahir ?
21.
On s’est compris sans rien se dire
simplement par l’électricité des corps
Quel majuscule moi avait un doute ?
Ou plutôt une ignorance qui allait trahir
Car on peut tout trahir
même l’amour le plus sincère
la raison d’être cette foi laïque
Trahir ces yeux qui ne vous ont rien fait
l’animal désespéré qui court sur l’autoroute
une nation entière muée en un peu de viande
la jeunesse endormie dans son éblouissement
Demain que sera-t-elle ? Plus belle encore
pour notre martyre
Mais l’on s’est compris aucun doute
sur ce point
Seulement moi j’avais en face de moi
ce qui est impossible à dire l’autoroute infinie
et l’animal qui court magnifiquement
tendu le souffle court l’haleine visible.
22.
Parfois il y avait comme un monde arrêté
ou comme s’il devait ne pas aller de l’avant
Le monde adulte ne voulant pas venir jusqu’à moi
Et l’on était si bien tous les deux dans l’indifférence
à toute chose : les gens qui passent les saisons
les années et maintenant la guerre
Ce monde-là est palpable en moi dur
comme un galet chaud parce qu’il respire
Combien de temps qu’il respire ainsi ?
Pourtant ce que j’entends tu ne l’entends pas
Peut-être que ta mémoire n’existe pas
comme la mienne et te cache la vérité vieille
relative des enfants et qui n’est
qu’une vérité d’enfants : toute personnelle
Je voulais te dire te téléphoner puis t’écrire
et le temps a passé notre monde nous a
quitté simplement par la porte du fond de la cour
Ma mémoire seule éclaire ce coin
où l’on ne peut revenir : le monde arrêté
quand nous étions assis côte à côte
sur la marche unique d’un muret
les pieds ballants les chaussures désuètes
quand je sentais ta respiration
quand je sentais les nuages passer par ton corps.
23.
Devant c’est encore la ville inattendue
là où avant se dressait le champ de maïs
la terre sèche ayant par la nuit rendue ses odeurs
Je tourne en rond comme animal en cage
dans cette époque où tu étais un battement
d’ailes voraces dans mon corps consenti
Mais tu n’es rien à ce jour qu’éternelle promesse
sable d’été qui s’incruste dans le moindre orifice
j’ai beau me fermer à toutes les perceptions
rien n’y fait : ce garçon aurait voulu être frappé
vraiment pour que la douleur signe son chaos
et le mue en haine pure
Mais là n’est que plaine saccagée labour
de bataille jeunesse sacrifiée
Je me poserai que personne ne serait venue
Il faudrait ne plus songer
avoir la mémoire d’un autre
ne pas t’avoir connu.
24.
Comme si la guerre n’avait pas cessé comme
s’il ne suffisait pas d’avoir affamé
par le passé
Dans tes mains des crêpes fraîches au sucre roux
et un sourire pour moi seul
que je pris comme tel parmi les autres
Pourquoi s’enflammer pour si peu ?
S’attacher à des riens croire que cela dispose
pour toujours ?
S’émouvoir des colombages sombres
des vaches paissant des gamins qui grandissent
des autres devenus vieux s’émouvoir d’un rien ?
Et toi toujours toi dans la même posture
imperméable au temps inoxydable à l’hiver
qui n’en finit pas de répandre sa joie
blanche dans les tranchées du front
Quelle chance de pouvoir garder en soi
sa mémoire intacte déclamer ce sourire
en toute impunité comme la foulque
son cri lunaire.
25.
À vouloir parler de toi c’est encore à soi
que l’on adresse la parole qui te regarde
Je voudrais maintenant te dire ce que nous
n’avons jamais eu le temps de partager
mais les mots ne viennent pas
comme ils seraient venus alors - réfractaires
à l’absence - alors qu’ils t’animaient
alors que précisément rien d’autre
n’était désiré que ce qui étouffe l’angoisse
de ne plus vivre
Tu m’as aidé à dissocier monde et pensée
mes poèmes étant si éloignés du monde
Là tombe le soleil en masse
comme jeunesse fait vibrer l’air chaud
Cet être est mon temps
Les grains de pluie crépitent glissent
sur la vitre puis disparaissent
dans l’espace d’un instant ce qui coule
n’est rien à l’échelle de l’eau des mers
enflée comme une poitrine respire
Nous avons tout pris sur la durée
il ne nous reste rien ou si peu que s’en est folie
Alors que mon corps fabrique de la chaleur
la communique à ceux qui n’ont plus de mémoire
Je n’écris pas pour toi ni pour aujourd’hui
L’horizon s’est levé il est en âme ce matin
Poème comme tu es vieux !
26.
Pourquoi soudain serais-tu reformulé trouvable
ici où plus rien ne prend forme
alors que depuis toujours tu es le prolongement
d’un seul tenant de l’eau par les eaux - flou
mais suffisamment délimité pour se dire
ce qui est illusion de ce qui est matière
comme l’amour et la guerre sont matières de corps
Et lorsque tu te défis de ta gangue crissant
sous le pied tu gardais la beauté lisse du fruit
mouillé de ce que sécrète le désir de vivre
Alors que le temps continue de couler
parfaitement à l’opposée de mes mains qui s’agrippent
ralentit comme le pouls de l’endormissement
glisse le train en gare silencieuse
Tu es parti désirer ailleurs les yeux ont la teinte
de l’eau qui passe mais qui continue à regarder
de sa manière immobile d’herbage qu’on rumine
Tu défends ta couleur mais elle se perd
dans la dilution que fait l’époque quand elle nous abandonne
La ligne de front tourne en quête d’un feu de Bengale
joie ou détresse ? Il vaut mieux tourner le dos à la fête
frontière qui traverse si aisément le bien le mal.
27.
Les oiseaux sont venus m’habiter
de leur vérité claire
Il se peut qu’il n’y ait nulle vérité
et que ce sourire-là n’était qu’un simple sourire
Mais seul il a été en mesure de faire naître
en moi le vent la mer et les nuages
qui donnent un sens au mouvement
à l’émotion
Il se peut qu’il n’y ait rien au-delà le chant
de la vie et que seul le murmure du vent
dans les saules est notre destinée
Que je suis vivant : il se peut que les oiseaux
dans leur indifférence me disent cela.
Jean-luc ott
Strasbourg, 2023