Poésies Jean-Luc OTT
CE QUI SE TAIT DESORMAIS
EXTRAITS
1.
Celui qui glisse sa main sur la surface de l’eau
peut donner aux galets des éclats de lumière
et faire naître la parole au silence inné de l’eau
comme des navires de nuit
A celui qui ne devine rien de ses pouvoirs
il est permis de poursuivre sa route de caillasse
et de certitude dans l’ordinaire des jours
Il perd sa clarté le doute créateur des langages
et immobilise le vent tout net et ne chuchotera
plus dessous les branches ce qui fait mûrir les fruits
et valser en masse les insectes dans un tourbillon d’été
Il ne répond plus de rien
On fait bien de l’oublier
derrière les vitres les rêves prennent des poussières
endormantes et vagues
Les fleuves regagnent leurs sources
les sources leur tubercule d’origine celui qui fraternise
fomente et offre de nouveaux possibles
2.
Il est temps de te dire dans ce sommeil
qui s’invente pour toi
combien long est le voyage qui nous transite
de bord à bord au-delà du tracé du détroit vers l’étendue
L’amour ne peut mourir puisqu’il court
en travers du temps d’être en être
de paradis en paradis vers d’amers fruits
comme une eau vive comme une planète
vorace et perpétuelle que rien n’affecte
pas même l’abandon inharmonique qui est le mien
Quand tout était possible rien n’était permis
aujourd’hui la tête en bas je vois la saison
de l’éternelle fête les lampions allumés
l’intense soleil attise les hannetons griffus
qui bourdonnent en essaim
dans ma tête d’en bas
Des mots pour combler les brèches battues
les galaxies déroutées mystiques : toi
qui m’abandonne ton village ta campagne
ta jeunesse et mes rêves à genoux
Tu ne seras plus là négociant pour mon compte
la formule des lendemains
4.
Personne ne croit plus à ton retour
tellement les décennies de silence ont rompu
les patiences provinciales le chant des fourrages verts
quand le vent inflexiblement s’y invitait
Ni la gare perdue entre zone commerciale et village
ni le caméléon rétréci dans les branches sans couleur
ni le vent partageant avec toi sa langue universelle
ni moi devenu pierre par la clémence de jours et de nuits
Je m’enfonce dans la terre molle à chaque piétinement
Les pierres du jardin sont plus vieilles que toi
elles plaidaient déjà leur cause
quand aucune langue ne prononçait encore la vie
quand tu ne savais pas même le sens du feu
à les tenir dans tes mains à les frotter
ensemble comme un jongleur
à les céder comme tes propres biens
Elles reposent désormais inutiles
comme le haleur des berges où se fatiguent
de leur poids les saules sauvages et chevelus
Elles taisent les éclats aux brûlures de chairs
Rendues à leur essence minérale
elles ne croient plus en toi.
5.
Les arbres éconduits étaient élagués ébranchés
et claudiquant comme des âmes brouillonnes
dans le paysage gris de l’hiver
Les paroles embuées de tiédeur famélique filamenteuses
restaient incomprises et gardaient leur savoir murmuré
trop bas insaisissables comme de fraîches neiges
L’hiver le froid se transmet par contact capillarité
comme les grandes causes les contagions de froid
rendent caduques mêmes les essences privilégiées
comme l’aulne-roi le platane des allées
L’écorce à nue la résine figée dit l’humilité de la nature
les cornes molles les champignons difformes les béances
tragiques sont des moignons rudimentaires
d’où ne sortira rien qui vaille
L’hiver l’âme est au plus bas fouille la terre de son groin
clair et vague au besoin la mange pour calmer la peur
de n’être plus là quand la fête commencera
Comment doit-on dire les choses ainsi venues
6.
Membres glacés coeur au plus bas
quand le corps est effleuré de désirs nouveaux
c’est l’astre de juin qui appelle à lui la flore languissante
Il n’est pas dit encore que la vie sera belle
mais ce jour-là tout est à la merci du soleil
les sèves montent comme lait au sommet des tiges
prêt à stopper les vents d’Est et dresser des pavillons
aux rumeurs d’où qu’ils viennent l’enfance s’en va
comme roule un ballon dans la pente
qu’il faut laisser courir
Se hâter de devenir quelque chose de disponible d’entendu
et quand cette chose est là dans son aurore rogue
souriante dans la laine étonnée des âges tendres
plus rien n’aura d’importance les drones les missiles
pourront relancer la guerre la Chine retrouver ses petits
il n’y aura rien au monde capable de retenir
le fruit dans sa bogue tendue
puisque voilà l’âge de fer et de l’aimant
plus aucun repère à l’horizon où toutes lignes
se mêlent à l’instant précis où la teinte s’émerveille
d’une pointe rouge-feu.
7.
Rien ne t’obligeait à la tendresse
Tu aurais pu très bien cribler mes yeux
de sable pour les rendre opaques
plus traitables qu’une patinoire marquée de sillons
de rayures noires qui transpercent le doute
expurgent le silence réfugié dans son nid de silice
et violentent là où la tendresse
était confusion
langage suspicieux ou animal
Mais la raison a bien su faire son office
instinctivement
Elle qui étendait ses bras interminables
jusqu’au fin fond des maisons
dépigmentait le feu
rallongeait d’eau pure les jours à venir
et tentait l’impossible
8.
Ta côte renfermait des formes féminines pour ma délivrance
La plainte finie fait entrer l’espace dans un monde clos
un hivernage pour moi qui ai connu les sables du désert
et les embruns des mers chaudes
Tu es homme sur la foi de tes ancêtres
Quel échafaudage fut construit quelle enclosure
où tu fis des vies à toi
Piètre est le vent qui balaie devant la porte les poussières importunes
C’est peut-être ce que l’on attendait de toi
Je n’invente rien j’ai tenu pour dieu la chrysalide dans ma main
Le reste n’a pas plus d’importance qu’une noix de Cythère qu’un duvet de cygne
Quand mon reste me fut remis je pris racine là à même le seuil
J’avais besoin d’ensemencer ces lieux de répandre mon désir
éventrer la parole pour voir en son sein où j’ai été trahi
Mais un fils n’est pas un arbre
Les fruits étaient mûrs la campagne sentait l’orgie de mirabelles
le trop plein fertilisait le sol d’une glaire au parfum d’alcool
Cela sentait l’aboutissement des choses la fin de saison
Plus question d’envolée lyrique de feuillage échevelé d’été ingénu
dieu est bel et bien mort-né.
9.
L’été virait volatil sous la chaleur
ne restait que l’étang assis sur sa masse d’eau
et l’incertitude de ton vouloir jaunissait les blés
Les mots ne menaient à rien et perdaient leur sens commun
Je cherchais des passages cachés entre deux eaux
des chambres souterraines où des corps seraient
comme des funambules arrêtés en plein équilibre
droits-debout comme des arbres dans leur élan
L’époque avait ses premières sécheresses et de larges déserts
venaient à moi à grandes enjambées comme des enfants à naître
J’étais inquiet et voyant de tout sauf du corps en émoi
le chemin de caillasses est un ciel semé d’étoiles
à chaque fois que j’avançais il en tombait une sous mon pied
10.
Depuis je vis dans l’orgueil de la solitude
au repos comme patiente le bourgeon du lilas
sur des branches enchevêtrées et nues
Les paroles nées de la tendresse
ne déshonorent jamais l’amour
Elles construisent un tunnel de taupe
vers la chambre souterraine où il fait bon
vivre protégé en toute suffisance
Et je m’élève au-dessus du temps
qui s’écoule au-dessous de moi
Tout absorbé j’écoute
comme un coquillage uni au chant de la mer
j’écoute l’accent de ce qui se tait
désormais - Tu es poème et musique
et lumière et présence et je demeure
dans la contemplation de toi
11.
Il y a de cela longtemps quand les arbres ployaient
sous des rayons obliques de lune pleine
que mes bras ont faibli sous des pesées d’enfant gâté
ou peut-être est-ce seulement des mots coincés
dans une gorge trop étroite irrépressibles
par leur gesticulation à mastication lente
Qu’il arriva des maux invisibles
des froids hors de saison et la débâcle de branches
à chaque élagage rendues sans vêture
comme des poules élevées en cage
Il en résultait scènes pathétiques des membres
désarticulés des sourires sans dents
des sèves amères qui s’installent en longueur
Une reprise lente est dictée par la nature
bonne pâte et l’appartement de fleurir de mille
feuilles impossible à ignorer de lampions
chargés d’excuses gravés à la mine qui s’efface
suspendus comme des moineaux à la queue leu leu
sur des cordes à linge guettant la réconciliation
et de là nos corps s’en mêlèrent
est-ce là où tes paroles devaient aller ?
12.
Quel âge avais-tu lorsque le soleil s’en prenait
à ta peau pour me la rendre comme un pain
chaud à l’odeur de la terre
et que de ce pain chaud trempé dans la terre
poussaient des villages à pans de bois
au torchis rouge ou bleu aux langues familières
Le temps ne s’arrête pas
parce que le chat dort ses quatre vies d’affilée
Le temps est une vengeance au parler universel
personne n’échappe à son débit de grand fleuve
Quel âge auras-tu à son arrivée à l’estuaire
les yeux surpris dans cette langue tue
que les oiseaux respectent et qui fracasse
les rochers longuement qui n’émeut
pas le ciel ni aucune patrie
13.
J’entends des cailloux roulés comme dans la voix
de ma grand-mère et j’ai ses mers profondes
aux mouvements lents dans mes oreilles
Je perds mon temps en d’inutiles exercices
de lenteur - Alors que le monde s’agite et s’afflige
Alors que je ne sais plus te suivre
C’était sans compter que le temps tourne vite
en sarments
les saisons se ressemblaient toutes
comme des sœurs jumelles
Filantes les années en bagatelles de fiançailles
où tu restais la lumière de toi-même
capturée dans cette bulle de neige
où dort la solitude
Pas besoin de l’éveiller
les vitres se couvrent de buée feinte
plus vraie que nature
et la préserve de toute échappée
vers le temps qui court
J’étais ignorant de tout ce qui touche les tendresses
et combien elles sont imprévisibles.
14.
Il ne fallait pas grand-chose pour entrer à pieds joints
et chahuter le calme et ce qui n’était pas encore venu
Tant était disponible l’accès aux raisins plus désenclos
le carré inondé de lumière facile à enjamber
Il fallut presser un peu pour obtenir un jus
sucré qui colle aux doigts et les rend visibles
et dont l’odeur sulfatée est déjà en soi un plaisir acide
L’animal est rusé et ne laisse entrevoir que des doigts
de sang une ouverture non colmatable dans la trouée
du ciel impassible aux interrogations comme toujours
C’étaient des années d’apprentissage des enfin possibles
des gestes bouleversants de délicatesse
et de vers imprononcés
Tout était torve comme les troncs des vieux pommiers d’alors
où tu grimpais sans rien dire avec la mousse sèche et grise
vers des fruits énigmatiques irrémédiablement trop verts.
15.
Tu ne me donneras pas d’enfant
enveloppé de tes seules mains
mais le sens du monde en un laps de temps très court
quand le corps rampe du seul mouvement du désir
et que l’âme est réceptive comme l’antre du liseron
Si ton souffle suffit à la connaissance
à quoi bon de grands discours sur le principe
de liberté et sur la peur qui rôde
celle de la mort pour l’homme-roi
celle de celui-ci pour les bêtes vassales
Si je traverse l’océan rescapé
comme un grand poisson sauvage
je plongerai au plus profond de ta bienveillance
jusqu’à en oublier le chagrin de toute condition
je soulèverai le temps qui passe pour le figer
dans la posture de l’arbre
dans un grand sommeil de pieuvre à l’encre gelée
je donnerai le nom qui convient
au cercueil de buis fait pour durer
16.
L’orage frappe ses grands coups
les fentes du bois émettent des feulements irréguliers
On ne vivra pas ensemble c’est dit en passant
comme un message glissé sous la porte
A même le sol comme un chat ramassé sur lui-même
le dos rond pour envelopper le vide
les fesses ramenées pour parfaire la courbe
dans une surdité parfaite et le feu au centre
qui ne lâche plus que des faunes poussives
et bleues des flores anémiques qui s’éteignent
De là s’ébat un insecte minuscule et transparent
qui ne serait visible sans l’oeil expert de l’oiseau
Des jambes jeunes s’élancent par-dessus la haie
les pieds nus osseux et longs comme des palmes d’orient
C’est l’ailleurs – Des rires en grelots de fou fusent
Des paroles hautes lisent les journaux et les tweets rageurs
instinctivement y répondent
Dans l’ailleurs le monde visible déroule sa fin
consommant plus d’énergie que d’air
L’inventeur des choses sensibles reste de glace
et ne parle plus à quiconque
Il copule avec sa conscience longuement
La terre aurait le temps d’éclore plusieurs fois avant
que n’éclatent les vérités obsolètes et subjectives de ses poèmes
Quel jongleur aurait sa chance aux carrefours des routes
une minute pour convaincre et toucher du doigt
la peau sensible des âmes
17.
Il faut marcher avancer comme si la peur
poussait à la roue les pensées qui renâclent
Quelle peur ? Elle ne se matérialise pas en forêt
excessive ou en mains luxuriantes d’égorgeur
mais elle est là sournoise simplement
dans le souffle court la concentration nulle et l’intérêt
portée aux autres qui papillonnent de paroles en muettes paroles
Impossible de faire son nid quelque part
même à chercher la plus haute branche
face au ciel nu le néant ne rassure pas
et n’a de message que pour les gens de foi et de fermeté
C’est le vent à qui l’on aurait ouvert la fenêtre
qui renifle le moindre coin époussette les tiédeurs
et chasse hors de toi le trille qui t’emmurait
Nul besoin de poser un mouchoir sur sa bouche noire
comme un duvet sur une chair nue
ni ouvrir la marche crânement et de biais
comme le chaton prenant des poses de fauve
Il faut juste avancer comme si elle n’existait pas.
19.
Des voix des cris d’enfants des éclats d’eau
d’ailleurs de soleils aussi jetés par les clapotis rapides
comme des appels au rire comme des miroirs enfouis sous l’eau
La conscience en retrait n’est jamais à l’heure
elle grappille des sons qui ne sont plus que des souvenirs précis
fouine des fruits de la saison passée sous des feuilles ramollies
qui sentent le bois humide
L’instant présent reste à l’état d’inconsistance
Il se colle encore au futur lent au détachement indivisible
Le passé par contre prend des airs d’opéra s’étire s’insinue
décélère dépose ses empreintes grasses sur chaque chose
Si tu existes encore que ce soit avec la même attention
la même délicatesse pour la vie ailleurs
Le centre se déplace s’écarte de nous
l’aile gauche se pétrifie comme la pierre devient lisse illisible
Les voix les cris d’enfants les éclats d’eau
d’ailleurs de soleils aussi se font plus subtils
Ils prennent des distances inouïes des hauteurs atones
d’aériennes abondances et dans l’esquive
vous accompagnent.
20.
Qu’il me situe quelque part ou non
lui qui en moi a tout ébahi
rendant sensible les choses comme s’il ruisselait
de la lumière crue des murs ou de l’eau
sur l’infiniment sec
je n’attendais rien et désirais tout c’est propre à la jeunesse
une gaieté parfaite de goéland soulevait et transportait
le large des mers sur ses épaules blanches
Se situer quelque part sur l’orbite des voix entendues
des choeurs irréversibles
et le frisson des montres s’accorda sur l’affaissement
cynique quand l’époque reine sommeillait encore
quand je ne répondais rien
ni jamais ne répondrai
Alors je me pliais sans révolte et acceptais
l’adagio lent des effacements rendant lointain
l’usage des mots et des formules
j’ignore combien de temps m’occuperont encore
ce doute et ce dépit jour et nuit
Il faut être deux pour qu’un poème naisse
21.
Je suis l’hôte l’innommé
par les bruits de la ville je suis couvert d’insomnie
je lutte seul et m’agite sous toutes formes longilignes
comme des épis frappés du vent d’octobre se balancent secs contre la nuit
Derrière les manteaux de laine le corps chaud palpite
comme une souris tenue dans la main
A tous les étages des vanités à tous les paliers des égoïsmes des inaptitudes
partout ton visage lointain a perdu sa route
Des plages silencieuses et froides rampent et reculent
parfois un bois de seiche hache en menus morceaux la nuit divine
qu’importent les années qui viennent les étoiles sont là imprononçables
Quand tu vins c’était déjà le même ciel dense la table parée aux nues claires
Je serais bien l’hôte à ta table souriant ne disant rien
On entendrait parfaitement les plages balayant le bord des seuils
de leur interminable solitude
et la lecture du ciel dévorante occuperait toute la nuit.
22.
C’est parce qu’il y eût un début un commencement
que l’issue importe peu où que tu te trouves
Qu’il y a ce besoin d’entendre le jour se lever
les premiers trilles du merle qui s’éveillent
et par la même occasion réveillent le choeur du monde
Qui permet de sauter dans le vide de la vie
sans avoir peur de l’espace qui se dilate
depuis que tu t’es penché sur mon épaule
dans une caresse voulue pour un souffle à mon oreille
qui n’en finit pas d’éclore dans sa parole
C’est parce qu’il y eût un commencement
que la poésie est évidente et s’impose
sourde à toute autre chose et nébuleuse en elle-même
puisqu’elle n’aspire qu’à rejoindre ce point d’incandescence
qui n’existe plus que dans la mémoire du ciel.
24.
Comment lui faire entendre que le moment n’est pas venu
et qu’il est trop tôt pour s’immiscer dans les langues impatientes
Plus d’enfance plus de jeunesse – Une descente soudain avant
que ne s’ouvre la mer des mers
Marchant la moitié du monde dans la célérité de l’âge
usant mot après mot l’autre moitié ainsi toute la langue a passée
comme engloutie par excès d’usage sans qu’il n’advienne rien
Les portes du temps se sont refermées orbes et sans mémoire
reste un coeur ouvert comme un affaissement jusqu’au cap d’espérance
l’embouchure une excroissance du sommeil
Pour limon l’affection qui fait silence et pour rêves
les blancs oiseaux du large appelant sans cesse ce qui ne vient pas.
Strasbourg, 2020