Poésies Jean-Luc OTT
NULLE PART
« quand contremont verras retourner Loire
Et ses poissons dans l’air prendre pâture,
Les corbeaux blancs laissant noire vêture
Alors de toi n’aurais plus de mémoire »
Clément Jannequin 31ème Livre
« Il n’est pas d’endroit où se retirer dans la paix »
Ovide Les Tristes Livre III 14.
EXTRAITS
I
Nul ne saura lire ce qui est
Pour toi seul
Noué dans les doigts nerveux
Des arbres
Comme tendresse
Il faut laisser place à d’autres
Eblouissances
Qui surviennent à mes pas
Puisque aussi bien
Je n’irai nulle part
Dans ce langage de fuite
Aspiré par la seule lumière
Du souvenir.
II
Je t’attendais
déjà étranger parmi les hommes
Moins humain peut-être.
Nul exil puisque la nature est familière
Nul exil puisque tu m’habites
Mais ce besoin d’ailleurs prégnant
Vers plus de toi encore
Les mots seuls peuvent durer
Au-delà de leurs bouches
Au-delà de leurs promesses
Et de leurs mensonges
Ici sans voyage qu’une immense détresse
Est venu le temps de la révolte
Peut-être souriras-tu de me trouver soudain
Si bavard.
IV
De ma chaleur à ta chaleur
Il y a la lente solitude des arbres
L’absence comme un ciel blanc
Une certitude
Peut-être qu’il n’existe plus
Ce poisson fou de soleil
Ou un autre depuis
Ou d’autres encore ont-ils pris sa place
Volé sa grâce
Comme une écaille de lumière dans ma main
Il est resté ce peu de chose en vérité
L’odeur de la chaleur sur la peau
Ce n’est presque rien
Combien d’eau a fui les rivières
Pour assécher ta mémoire ?
Combien de vents ont tu
La patience des arbres sans t’ébranler ?
J’ai reçu la force de ton vouloir
Et tu me possèdes autant que mes yeux
Ont pu te faire croire à ta liberté.
V
Tout ce que tu touches est audacieux
Comme une eau s’insinue toute
Dans la porosité du monde
Se dilue infiniment
Sans mourir jamais
M’inclut dans le cycle spongieux
Régénérant l’inapaisable des langues
Enchevêtrées l’une dans l’autre
Comme un long poème humain
Si je chante en toi tes paroles renaissent
De ces épines adolescentes je sais
Combien tu blesses
Tout ce que tu touches concourt
A l’embrasement du monde
Epuisable.
VI
Je crois vider la bouche
Mais aussitôt elle se remplit
De l’eau dense montée des plaines
Par les saisons pourries
Comme une parure de saint
Il y a sur toi pleins d’yeux
Qui ne me voient pas
Et tous ces mots
Qui ne te touchent
Et ne te toucheront jamais
Feront une étoile de plus
Dans ta nuit de silence.
VII
Longuement tu me laisses mourir
Comme une humanité perdue
Dans des palabres cyniques intellectuelles
Il est assez de ces oiseaux mirifiques de ces vents doux
De ces enfances cruelles et des morts
Insuffisamment morts
Mon œil voit au delà les choses
La poésie est un leurre comme tes mots
L’ont été il n’est plus de murmure des blés
Ni d’été merveilleux il n’est qu’une mémoire
Cultivée comme une terre s’épuise
Et nue qui bientôt m’abandonnera
Qu’elle se taise et qu’elle libère mon âme
Sans toi il est peut-être une vie
De lumière à mon âme inconnue.
VIII
L’hiver s’annonce à l’odeur des feuilles brûlées
L’humidité rampante me déshabille
Encore les mains froides de la solitude
Meubler la vie de tant de choses
Et sentir tout au long celle qui manque
Ton mufle à tout vent
Comme une meute lâchée
Parcourt la distance de temps
D’un coup léché dans ma paume
la réchauffe
Comme des pas fragiles d’oiseaux
Aigu l’espace dévolu à la lumière
Qui offre du soleil à qui a besoin d’eau.
XI
Les oiseaux venaient faire escale
Et l’air était généreux
Dépoussiéré ici
Lorsqu’il y avait de l’eau
Mais les roseaux cassant
Sont des herbes sèches
Et le silence s’est installé
Quand tout a été bu
J’ai nourri ce désert qui m’assèche
Tes mots reposent en mon souvenir
Et ne font plus que des poèmes
De silence de fresques le stade ultime
Dans le ciel d’hiver
les gouttes d’eau
font des étoiles de glace.
XV
La route des vaches
Le tracé oblique des oiseaux
que dessinait l’ici de là-bas
Je n’interfère pas
Je ne décide rien
des signes appris longuement
Le temps a disposé de nous
par le souffle flou des âmes
Et c’est comme si tu avançais
dans l’interstice de la lumière
où je devenais ton ombre vacillant
sur tous les chemins de la terre.
XVIII
Le temps déroule son silence
Et le couinement des pins souples
dans les rafales du vent
Les collines encore dévastées
sont trempées et dégoulinent
en filets d’eau comme les zébrures
argentées des très vieux films
C’était le temps où il pleuvait
des heures sur les vitres
Rien alors n’était compté
Ni le temps ni les arbres renversés
Tu voudrais m’entendre dire encore
les promesses jamais tenues
Mais je n’ai pas les mots d’aujourd’hui
Ni les paroles de ce monde qui ne voient ni ne rêvent.
XX
La nuit scintille d’invisibles insectes bavards
Si sourds sont les mots sur tes lèvres
Il faut les dire sans crainte
Puisqu’ils illuminent ta bouche d’été
De leurs cris les hirondelles
fauchent la torpeur
des veilles
Ils m’auraient tant appris
de ta langue
Les garder en soi
C’est faire prendre corps à l’arbre
qui sait vivre longtemps
dans le silence.
XXII
Si j’entrais dans l’avenir
De toi me séparerai
Ma nuit n’a pas de regard
vers l’extérieur elle se concentre
Sur toi qui me retiens
comme une âme frileuse
à l’approche de l’inconnu.
Quel avenir
Les abeilles seraient mortes
et les semences perdues
pour le bien commun
Naufragé de l’époque je suis là
dans ce qui fait mon bien
Comme une abeille laborieuse
je sais que la nuit me guette.
XXIV
Je te connais
par tous les sens
par tous les bruits de ces nuits d’insectes
comme des astres tombés
Par toutes ces senteurs qui s’élèvent
quand descend de nulle part
la fraîcheur palpable du soir d’été
Je te connais par tous les pores
bavards de ma nuit
Comme s’il fallait combler le vide
d’un ciel qui ne fait plus rêver
Ici bien plus tard la nuit est totale
Il n’est pas une planète pas une étoile
dans l’abandon de toi.
XXV
Et s’il n’y avait personne au-delà
qu’un degré de plus vers l’immense solitude
J’écrirais en pure perte ton souvenir
Il n’est pas un pays pas un village
qui n'ait gardé notre trace
digérée par tant d’années stériles
Toi tu ne m’attends pas
Il faut être d’aujourd’hui pour comprendre cela
Douter comme l’animal doute des intentions de l’homme
Des airs, des mers et de la terre il meurt
pour laisser sa place.
Et encore l’effroi d’un matin
Fait perdre le peu d’humanité
à ma mémoire on s’accommode
Comme emporté déjà
par la décomposition des rêves
Tu m’as ouvert les yeux et si vite abandonné.
XXVII
Comme un étang poudré
des poussières blanches des prunelliers
Une langueur tenace
assoiffe mon âme
Heureux dès l’adolescence
De toi je n’émerge plus
C’est l’été calcinant
aux sonorités mortes d’éponge
aux douceurs de peau
aux mémoires lentes des bêtes
Comme s’il ne devait rester de tout cela
qu’un grand apaisement
Fatigué par l’amour
Celui-là ne peut oublier ce réveil
Cet ardent désir cet absolu.
XXVIII
Un insecte est tombé sur ma table
dans un bruit sec de carton
C’est l’unique chose que m’envoie la nuit
Il ne s’est même pas fait mal en tombant
Seulement sur le dos
Ses pattes s’agitent comme un noyé
Mon doigt le remet d’aplomb
Et déjà il se fond dans la nuit
Poursuivant d’instinct sa route
Ma route aussi est tracée
d’instinct où tu as une part de créateur
Est-ce hasard ou destinée ?
Je suis libre pourtant de ne pas poursuivre
Cette route qui assurément m’éloigne de toi
Ma destinée
XXX
Ici la certitude d’un dieu égaré
M’anime
Sinon comment tenir
Lien à toi si ténu
Qu’il passe forcément par la certitude
Le ciel est blanc et bas la terre froide
Seul le vent parle encore
Pourquoi tant d’amour recèle-t-il
si petite chose ?
Ici toute frontière est tracée
Seul le sable jette encore de part en part
sa passerelle d’abîme.
XXXII
Répéter à l’infini le dialogue impossible
Quand rien ne fructifie dans l’absence
Il est vain de penser échapper aux longs filets
Qui dérivent jusqu’au plus profond des nuits
Encore que tu es là je le sens
Non pour me donner la force
De combattre la mort mais
Par le bienfait qui me rend humain
Combattre sans héroïsme sans vertu
Est le lot commun à toute époque
Comme ces trognes sans cesse rabattus
Qui servent de refuges aux oiseaux
Peut-être ai-je seulement emmagasiné
Mon époque de doute et de destruction
Elle m’empêche d’exprimer
Avec les mots de tous les jours
Ceux de la reconnaissance
Je n’ai pas besoin de reconnaissance
Mais que faire de ma liberté d’anonyme
Quand je ne suis plus celui que tu as aimé.
XXXIII
Me ressource ce passé qui m’assaille
L’ancienne douleur m’accorde du temps
Tout est perdu sauf ta jeunesse intacte
Qui ne vit pas moi non plus je ne vis pas
Je suis seulement suspendu
Comme les grandes tortues du silence
Flottent vers la route des fonds
Tu n’auras pas été ce corps pour moi
Ni cette joie ni cette vie
Mais tu m’auras donné ces mots de toi
Que sans cesse j’ensoleille
Pour te donner corps
Le fructifier
Et c’est l’automne mon amour
Dans ce roulis de peupliers.
XXXV
Résigné
Sans apaisement qu’un peu de doute
Quand le temps passé
A laissé ouverte la porte aux vents
Des déserts
Des poussières entrent
Et s’installent
Entre nous comme des pas
J’attends que se recrée
L’instant du soir notre intime.
Qui fait revivre les choses oubliées ?
Qui fait passer le temps sur les êtres
Comme un souffle d’été sur le jardin ?
Dehors au-delà
Règne déjà l’ailleurs
Où les mots des autres
ne me touchent pas.
XXXVI
Après le jour les choses douces naissent
Nous rentrons
Après tant d’années
L’étang si vert quand tombe la lumière
Le blé bruyant surnaturel
Et le village agrandi dénaturé
Pourquoi te chercher là
Où il n’y a manifestement qu’un souvenir
La vie joue sa flûte barbare
Pour mon exil
Les souvenirs entrent
Dans l’oubli
D’un passage humain
Nulle part
Je n’irai avec les miens.
Strasbourg, 2016